mardi 21 janvier 2014

Ce que parler français veut dire en Haiti


Il y a beaucoup à réfléchir sur le statut de la langue française en Haïti. Il est vrai que nous avons une longue et fructueuse tradition littéraire francophone mais je ne sens pas que ma génération a le même rapport avec le français que les générations précédentes. Le français a toujours été pour moi une langue écrite que je ne parlais que très rarement. Ne la parlant pas à la maison, avec mes amis, à l’école et même la radio et les discours politiques que nous écoutions, étaient en créole. D’où mes difficultés avec le français quand je venais d’arriver en France. A ce propos, le rapport esthétique de ma génération à la langue française devrait être différent de celui des générations précédentes.

La langue française est vécue avant tout en Haïti comme une langue académique. Ce n’est pour la plus grande partie de la population haïtienne pas une langue maternelle, c’est une langue que nous apprenons à l’école. Toutefois, le créole prend de plus en plus de place même dans le milieu éducatif. D’ailleurs si une plus grande partie de la population haïtienne sait lire et écrire aujourd’hui par rapport à l’ère Duvalier et précédemment, c’est grâce au statut du créole comme langue officielle puis l’enseignement de la langue créole.

Pierre Bourdieu nous montre dans son texte Ce que parler veut dire que la langue peut être un enjeu de pouvoir et de domination. Un des plus anciens clivages de la société haïtienne est que le français dans la classe bourgeoise était mis sur un piédestal tandis que le créole qui est le langage de la masse populaire était dénigré. Parce que l’éducation se faisait en français, ne pas parler français voulait soi-disant dire ne pas être éduqué. Cependant la classe bourgeoise actuelle en Haïti ne parle même pas le français. Elle parle un mélange de français créolisé et d'anglais vulgaire. Une langue inventée, parlée par eux seuls. Cette langue par exemple, ne fonctionne pas en France.

Avec le nombre croissant de jeunes étudiant aux USA,  l’importance  grandissante de notre diaspora dans ce même pays, l’anglais envahit de plus en plus le langage. Le français oral courant est souvent une traduction du créole ou de l’anglais parlés plus couramment par la diaspora. Et qui n'a pas réfléchi à cela ne comprend rien à l'Haïti d'aujourd'hui. Nous devrions donner aux langues leur vraie place. A l’intérieur du pays, on a tendance aujourd’hui à favoriser le créole dans les discours politiques, le président de la république s’il veut être élu démocratiquement est bien obligé d’aborder son peuple en créole.

Actuellement, on a beaucoup plus un rapport écrit avec le français. On peut trouver une poignée de gens qui parlent du bon français dans les espaces intellectuels, qui font de la bonne littérature, mais même là en général, plus nous sommes jeunes, moins nous communiquons en français. Il est plus intéressant pour nous d'aborder le français à l'écrit et le créole à l'oral. D'où, que quand je m'exprime sur le plan esthétique, le français a le statut de langue écrite et le créole de langue orale.

Le français est en Haïti une langue décadente. On ne peut plus dire qu’elle est l’exclusivité de la bourgeoisie, parce que ceux qui détiennent le capital économique, qui ont moins de quarante ans et qui ont grandi vers la fin du règne de Jean Claude Duvalier et après, à cause des nombreux exils ou de la croissance de notre diaspora et l’accès du statut du créole en tant que langue officielle, ne peuvent pas aisément tenir un long discours en français sans le bombarder d’expressions en anglais ou de mots créoles. Ce n’est pas une langue décadente parce qu’elle est bien moins parlée par la bourgeoisie, mais c’est bien une langue décadente parce qu’elle est de moins en moins utilisée. Il semblerait que Dany Laferrière élu à l’académie française soit une fierté haïtienne néanmoins la plus grande partie de la population doit bien se demander qui est ce Dany Laferrière ?

Fabian Charles

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