Il y a beaucoup à réfléchir sur le statut de la langue
française en Haïti. Il est vrai que nous avons une longue et fructueuse
tradition littéraire francophone mais je ne sens pas que ma génération a le
même rapport avec le français que les générations précédentes. Le français a
toujours été pour moi une langue écrite que je ne parlais que très rarement. Ne
la parlant pas à la maison, avec mes amis, à l’école et même la radio et les
discours politiques que nous écoutions, étaient en créole. D’où mes difficultés
avec le français quand je venais d’arriver en France. A ce propos, le rapport
esthétique de ma génération à la langue française devrait être différent de
celui des générations précédentes.
La langue française est vécue avant tout en Haïti comme une
langue académique. Ce n’est pour la plus grande partie de la population
haïtienne pas une langue maternelle, c’est une langue que nous apprenons à
l’école. Toutefois, le créole prend de plus en plus de place même dans le
milieu éducatif. D’ailleurs si une plus grande partie de la population
haïtienne sait lire et écrire aujourd’hui par rapport à l’ère Duvalier et
précédemment, c’est grâce au statut du créole comme langue officielle puis l’enseignement
de la langue créole.
Pierre Bourdieu nous montre dans son texte Ce que parler veut dire que la langue
peut être un enjeu de pouvoir et de domination. Un des plus anciens clivages de
la société haïtienne est que le français dans la classe bourgeoise était mis
sur un piédestal tandis que le créole qui est le langage de la masse populaire
était dénigré. Parce que l’éducation se faisait en français, ne pas parler
français voulait soi-disant dire ne pas être éduqué. Cependant la classe
bourgeoise actuelle en Haïti ne parle même pas le français. Elle parle un
mélange de français créolisé et d'anglais vulgaire. Une langue inventée, parlée
par eux seuls. Cette langue par exemple, ne fonctionne pas en France.
Avec le nombre croissant de jeunes étudiant aux USA, l’importance
grandissante de notre diaspora dans ce même pays, l’anglais envahit de
plus en plus le langage. Le français oral courant est souvent une traduction du
créole ou de l’anglais parlés plus couramment par la diaspora. Et qui n'a pas
réfléchi à cela ne comprend rien à l'Haïti d'aujourd'hui. Nous devrions donner
aux langues leur vraie place. A l’intérieur du pays, on a tendance aujourd’hui
à favoriser le créole dans les discours politiques, le président de la
république s’il veut être élu démocratiquement est bien obligé d’aborder son
peuple en créole.
Actuellement, on a beaucoup plus un rapport écrit avec le
français. On peut trouver une poignée de gens qui parlent du bon français dans
les espaces intellectuels, qui font de la bonne littérature, mais même là en
général, plus nous sommes jeunes, moins nous communiquons en français. Il est
plus intéressant pour nous d'aborder le français à l'écrit et le créole à l'oral.
D'où, que quand je m'exprime sur le plan esthétique, le français a le statut de
langue écrite et le créole de langue orale.
Le français est en Haïti une langue décadente. On ne peut
plus dire qu’elle est l’exclusivité de la bourgeoisie, parce que ceux qui
détiennent le capital économique, qui ont moins de quarante ans et qui ont
grandi vers la fin du règne de Jean Claude Duvalier et après, à cause des
nombreux exils ou de la croissance de notre diaspora et l’accès du statut du
créole en tant que langue officielle, ne peuvent pas aisément tenir un long
discours en français sans le bombarder d’expressions en anglais ou de mots
créoles. Ce n’est pas une langue décadente parce qu’elle est bien moins parlée
par la bourgeoisie, mais c’est bien une langue décadente parce qu’elle est de
moins en moins utilisée. Il semblerait que Dany Laferrière élu à l’académie
française soit une fierté haïtienne néanmoins la plus grande partie de la
population doit bien se demander qui est ce Dany Laferrière ?
Fabian Charles
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